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Quand Van Gogh met du polar dans l’art...

129 ans après sa mort, Van Gogh a-t-il besoin de tant d’enquêtes et de décorticages autour de son œuvre et de sa vie pour être une « star » de notre imaginaire ?

C’est l’année de Vincent. 129 ans après sa mort clandestine, Van Gogh resplendit. Posthumément. Le mot est moche. Mais le risque n’est-il pas d’amocher sous les hommages académiques et médiatiques le génie solitaire d’un regardeur d’ailleurs, ignoré par ses contemporains ? Vincent Van Gogh (1853-1890) était banni de son vivant. Le voilà chéri pour la force qu’il a su extirper des choses de sa vie cabossée. De sa peinture magique-astrale dont – clochard de son art – il n’a jamais tiré le moindre sou de son vivant, le mundillo de la fashion-culture fait aujourd’hui son caviar. Et c’est tant mieux parce qu’on voit Van Gogh. Mais cet ensevelissement sous les louanges n’est-il pas trop débordant ? Car 2019 est aussi l’année des « dossiers Van Gogh ». En voici quatre.

Il peignait dans le noir
Oui et non. Comme Monet atteint de cataracte, Van Gogh était bigleux à sa manière. Reconnaissant les couleurs à leur matière, à leur odeur, il inventait une « peint-architec-ture » de sens. Non pas une peinture en langage Braille. Mais des tâtonnements et des rapprochements. Comme un corps à corps entre granité et douceur, poudre et gravillon. Avec une solidité de poutre maîtresse. Un truc : le V de Van Gogh. En construction navale un vé est le berceau avant d’être la matrice du traçage des lignes d’un bateau de bois, chevillé, charpenté, poli, lissé, caréné, créé sur terre pour être donné à la mer. À la lumière. C’était cela le vent de Van Gogh. Nuit et jour.

Le jaune perdu de Van Gogh
Van Gogh a vécu dans le rouge. La dèche. Désargenté, sans dix sous pour faire un franc, glanant une place de fifrelin sur le coin d’une nappe de bistrot, Vincent « vingt sans » a couru tous les diables de la peinture par la queue, en se fournissant – grâce aux subsides de son frère – chez des marchands de couleurs, compréhensifs, mais créanciers. Conséquence : des achats de matières et matériels parfois aléatoires. Le jaune illustre de ses soleils lunaires et de ses tournesols est aujourd’hui à l’agonie. Il se décompose. Au risque de disparaître, noirci, comme sombré en poussière. Son travail, seule la photographie le sauvera pour après-demain de l’oubli. La faute à des agrégats de médiocre qualité chimique d’avant-hier qui l’ont sans doute condamné. Mais aussi à une manipulation de l’artiste, mise en évidence par les plus éminents chimistes collaborant aux programmes du synchrotron de Grenoble, le nec plus ultra internationalement réputé de la recherche sur les composés chimiques. Leur diagnostic sous rayons ultra-violets ? Une mise en évidence dans le jaune de chrome utilisé par Vincent de « réductions » de matière, responsable de l’altération et de l’assombrissement inéluctable du pigment jaune. Deux toiles ont révélé l’ampleur de cet effacement : Berges de la Seine (1887) et Vue d’Arles avec iris (1888). Selon plusieurs études, « les rayons du soleil pénètrent la peinture et altèrent la couleur de ses pigments entre un et trois micromètres ». La raison : le choix de Vincent de mélanger de la peinture blanche à son jaune afin de le rendre plus lumineux. Afin aussi d’en avoir davantage : il délayait. 

 

Les « opérations » du Docteur Gachet
Est-il un faussaire ? Un faiseur de Van Gogh ? Un gâche-toile ? Personne n’en saura rien. L’ami, protecteur et hôte à Auvers-sur-Oise, a été ces derniers temps le sujet de rumeurs, après l’apparition d’« études » de Vincent. Gachet aurait été un accumulateur de tentatives, le collectionneur des échecs ressentis du peintre, le raccommodeur de taloches entoilées. Conscient du génie qu’il hébergeait. Un margoulin. Un Thénardier. À moins que « le marché de l’art » ne s’effarouche de ce qu’on appelle « les oubliés de Van Gogh », ce travail accompli et laissé sans lumière depuis plus d’un siècle – mais étonnamment réapparu – et qui modifierait la cote du génie ?

Balle tragique à Auvers-sur-Oise
C’est en 1890 dans la chambre n° 5 de l’auberge Ravoux que Van Gogh est mort sur son lit, revenant de la campagne blessé par balle. Un tir d’arme à feu. Jeu maladroit de jeunes adolescents, accident de manipulation, provocation ? L’arme, un revolver Le Faucheux dit « de faible puissance » soulignent les experts, a été retrouvée dans un champ de Picardie en 1965. Le plomb de la balle n’a conservé qu’une couleur : celle de la nuit. Ce revolver reste le plus célèbre de l’histoire de l’art contemporaine. Mis aux enchères l’an dernier, il a été cédé au prix de 60 000 euros avant que la vente semble avoir été mise entre parenthèses. Une énigme de plus. Et une question : Van Gogh a-t-il besoin de toutes ces enquêtes pour être une « star » de notre imaginaire ?

Amsterdam, Arles, Auvers Dans l’am stram gram de ses couleurs

Son atelier était un univers sans murs. Harnaché de bois sur son dos, ou posé autrement ici et là à l’étage d’une auberge ou dans le sillon d’une campagne en labours. Bâti de lumières, harponné de coups de soleil, endormi dans le jaune de la paille des champs du printemps venant, ou bien jaillissant des profondeurs d’une nuit, seule connue de lui. Il est tarabiscoté, hirsute, déglingué, cet atelier signé Van Gogh. Il est, dans sa musique des couleurs, une symphonie brillamment éraillée, un oratorio païen, une boîte de ritournelles à sortilèges virtuoses, un am stram gram de pinceaux. Ou un fracas. Avant lui l’an dernier, dans ces lieux parisiens de mises en scène (*), l’événement de recréation a été Klimt. Bouleversifiant. On pourrait même dire frappadingue. Mais dans ses à-plats, ses volées de couteaux à mastic et sa manière brute animés face à la matière à saisir, Vincent quadruple ici, dans un Paris qu’il connaissait peu, l’effet de vertige. De plongée. D’abandon à la couleur de l’air, à l’étoffe de l’espace. Comment cela est-il fait ? Comment ça marche ? Et puis, en 2019, combien d’images numérisées, pixellisées, etc. ? Peu importe. Vincent est passé là. Il vagabonde. Toiles au vent et pinceaux dégoulinants de force. Époustouflant. Courez le voir. Il est mort depuis 129 ans ? Et alors...

(*) Until 31 December 2019 in Paris (XI) at the Atelier des lumières, 38 rue Saint Maur. www.atelier-lumieres.com

Vinci, l’autre « V » de l’année

Il y a un autre V. Dans l’alphabet des hommages-matraquages de l’an 2019, après Van Gogh, c’est Vinci. Eh, oui. Leonardo da Vinci. L’immense. Tout le monde connaît. Né en Toscane (Italie) en 1452, mort en 1519 à Amboise (France), quatre ans après la flamboyante équipée de Marignan menée par le roi français François Ier, ogre de vie et mécène somptueux, qui s’est épris du « génie de Léonard », lui-même bousculé dans son art des « apparences à embellir encore » par un angelot de la peinture et de la fresque : un jeune homme riche de savoirs et de regards, Raphaël. Alors le voilà, Leonardo. On ne compte plus ses renaissances depuis celle – la dernière de sa vie terrestre – qui, en 1516, le conduit en France, sur le dos d’un mulet à travers les Alpes avec sous le bras, emballés dans de simples sacs de cuir, La Joconde, le Saint Jean Baptiste et la Sainte Anne. Ses chefs-d’œuvre autant que ses clefs d’œuvre. Vinci l’invincible a fait cela. Aussi. Mais résistera-t-il à un énième assaut de célébrations pour le cinq centième anniversaire de sa mort ? L’homme des paradis ne risque-t-il pas au bout du bout de glisser vers un temps immérité de purgatoire ? Sur le mode millenium : # balance-ta-joconde. À trop mettre en scène, à trop « peopliser » le vieux barbu d’Amboise, le partage-t-on, l’expose-t-on, ou bien l’explose-t-on ? Pour n’en retenir que quelques éclats. Toujours les mêmes. Stéréotypés, étiquetés, marketés. Des étiquettes. Alors que sa peinture, ses dessins, ses croquis sont ceux de corps vibrants ensemble et de machines volantes ou roulantes extravagantes de modernité. La fabrication de son imaginaire solitaire avait choisi l’universel.

En 2019, et pendant les quelques mois à venir, le dernier boucan autour de son œuvre évoque surtout le prix et les pérégrinations de son Salvatore Mundi, un christ levant sa main droite avec un étrange entrelacs de doigts de la main droite – évalué à 475 millions de dollars, acquis en 2017 par un milliardaire russe, puis cédé à un prince héritier saoudien. Et depuis invisible. Le musée du Louvre (*) a sollicité le prêt de ce tableau de 65 cm sur 45 pour l’exposition parisienne et planétaire consacrée à « Léo » à partir d’octobre à Paris. En cette année 2019, on espère y voir le tableau réputé être le plus cher du monde. Sic transit gloria Vinci.

(*) www.louvre.fr pour horaires, tarifs, accès et visites de nuit.